Méridienne d'un soir
par le 25/11/19
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"Si vous connaissez la paix, les nuits calmes, la vie insouciante,
tout ce que nous appelons le bonheur, n’approchez pas Concha Perez !
Si vous ne voulez pas que le jour où nous sommes, partage
votre passé, d’avec votre avenir en deux moitiés de joie et d’angoisse,
n’approchez pas Concha Perez ! Si vous n’avez pas encore éprouvé
jusqu’à l’extrême la folie qu’elle peut engendrer et maintenir dans un cœur humain,
n’approchez pas cette femme, fuyez-la comme la mort."
On a oublié la fascination qu’exerça l’Espagne sur le XIXe siècle artistique français.
Mérimée fut l’auteur de Carmen, Manet orna son œuvre d’un sublime cycle espagnol,
c’est à Paris que Rossini composa le "Barbier de Séville."
Des écrivains, tel Musset, vinrent même à écrire sur elle, sans n’avoir jamais franchi les Pyrénées.
Pierre Louÿs fut le dernier auteur à compléter la liste avec "La Femme et le pantin" publié en 1898,
dont le titre porte pour mention "roman espagnol."
Le roman qui connut un succès immédiat, fut sans cesse réédité, sa réputation se trouva,
plus tard élargie par les films prestigieux de Baroncelli, Sternberg, Duvivier, ou Buñuel.
Il semble que notre époque s'en détourne peu à peu.
S'il n'est plus de mise de le classer parmi les ouvrages majeurs de la Littérature moderne,
la distance prise avec les autres ouvrages de l'auteur ne doit toutefois pas effacer de la mémoire,
la connaissance de cet homme complexe et érudit, attachant et grand connaisseur des femmes.
Car rares sont ceux qui, après plus d'un siècle, conservent de manière aussi vive,
la beauté de l'écriture, l'efficacité dramatique du récit et toute la puissance d'émotion,
de l'histoire, qui de bout en bout, maintient le lecteur en alerte.
Dans ce roman où le tumulte résonne de page en page, la passion qui l'électrise, demeure intacte.
Lorsqu'il fait paraître au début de l'été 1898 "La Femme et le Pantin",
tout juste achevé au Caire pendant le Printemps, au cours d'une escale à Naples,
Pierre Louÿs est un écrivain déjà reconnu.
En 1895, "Les chansons de Bilitis" ont valu au jeune homme de vingt-cinq ans son premier succès,
l'année suivante, "Aphrodite", assoit plus durablement sa réputation.
Valéry et Gide ne prirent leur vraie stature qu'après la Première guerre,
lorsque l'auteur, déjà près de sa fin, eut cessé d'écrire.
Le livre fut écrit en trois semaines, une telle passion, ne devait jamais s'attarder.
Les quinze jours qui suffirent à l'achèvement du livre en Egypte,
faisaient suite à une longue interruption et une lente maturation.
C'est non loin d'Avila, dans le train enseveli sous la neige qui le conduisait pour la première fois à Séville,
que, le 8 Janvier 1895, la dispute d'une gitane et d'une jeune andalouse, lui donna l'idée de son roman.
Dès ce moment, l'écrivain jeta sur le papier les premières notes préparatoires.
Mais le début ne fut écrit que deux ans plus tard, lors d'un second séjour à Séville pendant la première
semaine de Septembre 1896.
C'est à Séville justement que le roman s'ouvre pendant le Carnaval.
Parmi la foule et les confettis, une jeune andalouse, Concepcion Perez, happe le regard d’André Stévenol.
Elle a 18 ans et répond favorablement au signe du voyageur français.
Don Matéo Diaz, l’ami de Stévenol, va lui révéler qu’il connaît bien Concha Perez.
Pire, elle a massacré sa vie et, en vraie danseuse de flamenco, piétiné son amour.
Commence alors le récit d’un adulte épris d’une adolescente, presque femme, au cynisme glaçant.
A quatre reprises, Concha Perez se joua de Matéo, lui prit sa volonté et son argent.
Vierge, elle s’est promise à lui pour s’esquiver chaque fois au dernier moment.
Au bord du suicide, à l’issue d’une ultime humiliation, il la battra jusqu’au sang et la violera,
seule façon, pour lui, de posséder l’impossible.
Conçue dans le cadre esthétique fin-de-siècle,
l'œuvre s'alimente de la richesse et des contradictions du contexte de l'époque,
pour plonger dans l'abîme de la nature d'une passion exacerbée.
"La Femme et le pantin" s’inscrit dans les théories du désir qui ouvrirent le XXe siècle.
Louÿs aimait passionnément les femmes.
Dès l’âge de huit ans, il annonçait ses goûts pour "le papier blanc, les vieux livres et les dames brunes."
Intégré aux codes de l'époque, l'écrivain dandy affirmait avoir "la femme comme sujet préféré, puis unique."
Le sujet de la séduction du beau sexe fut ainsi le pivot de toute son œuvre romanesque.
Dans "Les chansons de Bilitis", celle de Bilitis par Mnasidika; "Aphrodite", celle de Démétrios par Chrysis;
dans "Les aventures du roi Pausole", celle de la princesse Aline par la danseuse Mirabelle;
dans "Psyché", celle d’Aimery par Psyché.
Dans "La femme et le pantin", Don Mateo est séduit par Concha Perez.
Pierre Louÿs n’a pas peint la femme espagnole mais une certaine féminité dont il grossit le trait.
Concha "était flamenca; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination."
Certes, mais sa liberté proclamée reste, en un sens, son asservissement de femme "impénétrable."
Elle est, avant tout, un regard, des gestes secs et coulés de danseuse inouïe,
une façon de duper la patauderie masculine.
"La guitare, (l’homme, le pantin) est à moi et, j’en joue à qui me plait" assène-t-elle au pauvre Matéo.
En admirateur avoué de la femme, Pierre Louÿs, était un homme de son temps,
dont la parfaite maîtrise des codes de la séduction cachait mal une angoisse,
un engagement envers une femme, sans doute, une peur vis-à-vis du féminin.
Un tableau de Goya nommée "El Pelele" ou "Le Pantin" a inspiré l’écrivain.
L’édition originale de son livre le reproduisait en page de titre.
La toile représente un homme entouré par quatre jeunes filles
le balançant et le lançant dans une espèce de drap.
Il s’agit d’un jeu, qui peut finir par être dangereux.
Le pantin est complètement sous le contrôle des jeunes filles pouvant le faire tomber si elles les veulent bien,
comme Matéo avec Concha.
Le récit de "La femme et le pantin" s’inscrit dans la filiation de Charpillon de Casanova,
ou de Manon Lescaut de Prévost.
Le thème de l’échec dans la relation amoureuse, l’inégalité des conditions,
le caractère de l’héroïne, femme double et inconstante.
L'Abbé Prévost parle des hommes, pris entre leurs désirs et leurs craintes;
la femme fatale n’est que la projection mythique de leurs propres contradictions.
On retrouve toujours dans ces récits la voix de l’homme,
racontant sa souffrance face à une femme énigmatique, voire obscure.
C’est une femme cruelle qu’embrasse ardemment Mateo,
dormant dans ses bras mais refusant toujours de livrer son corps,
Elle le provoque en se donnant à d’autres hommes.
Concha fait de lui l’esclave de sa passion, son vrai pantin.
Louÿs met en scène la capricieuse souveraineté de son héroïne tout au long de son roman.
Toute la frustration de Mateo naît des promesses non tenues de Concha
de lui offrir sa virginité vicieuse et cruelle.
Elle agit ainsi afin d’ensorceler encore plus son amant.
Le pantin se fait vraiment l’esclave de la femme, au moment, où la femme est parvenue
à le faire devenir pantin.
Concha s’établit dans la longue tradition de ces femmes destructrices menant leurs
relations amoureuses à l’échec, ayant pour cause l’inégalité des conditions.
Par ses caprices, la jeune fille de 15 ans provoque chez Mateo un sentiment d’impuissance sexuelle.
Lorsque elle s’exhibe avec Morenito derrière la grille, une scène cruelle telle une "comédie",
elle blesse Mateo par l’allusion à la jeunesse de ce "petit brun."
"Le voilà, mon amant ! Regardes comme il est joli ! Et comme il reste jeune, Mateo! "
Dans une relation d’amour et de haine, Concha s’amuse à faire souffrir sentimentalement Mateo
et à se faire souffrir physiquement.
Quand Mateo la frappe brutalement, elle s’exclame: "Oh ! Mateo ! Comme tu m’aimes !"
Elle s'offre enfin. "Et en effet, Monsieur – dit Matteo à André Stévenol – elle était vierge."
On perçoit en Concha une femme aux motivations obscures oscillant entre le pur et l’impur.
Sa manipulation intéressée et avouée se mélange à un sentiment innocent.
Le roman commence dans un décor carnavalesque, plein de fantaisie et de masques.
Concha apparaît travestie sans que l’on sache toujours ce qui est réalité et masque,
en ne cessant pas de se métamorphoser.
On la voit enfant, perverse, angélique et prostituée. Mateo ne réussi jamais à vraiment démasquer Concha;
même pas à la fin du roman.
"Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et si simple, pour m’adresser la parole.
Je crus avoir enfin dégagé son âme véritable du masque ironique et orgueilleux qui m’avait celée
trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à ma convalescence morale."
Concha Perez est un personnage littéraire, romanesque comme Carmen ou légendaire comme Circé.
L’écrivain exploite avec profondeur les arcanes de la femme fatale.
Elle est danseuse et chanteuse, mondaine et nomade, femme-enfant et perverse, provocante et chaste,
séductrice et vénéneuse évoluant dans le monde “ordinaire” d’une Espagne exotique.
La cigarière de Séville représente toute la nature ambivalente du féminin.
Dans leur relation sadomasochiste, les deux amants se consument dans un plaisir malsain.
Pierre Louÿs nous montre comment la plus libre des femmes n’est pas celle qu’on croit.
Sans éducation, sans engagement, l’héroïne est un balcon de sadisme ouvrant sur un jardin de masochisme.
A la fin, n’implorera-t-elle pas les coups qui pleuvront sur elle ?
Oubliées, les Mme de la Molle, Colomba, Aubain, Le Perthuis des Vauds, ou autre Bovary;
voilà, Concha Perez, la plus infréquentable des femmes,
mais littérairement aussi splendide que Juliette ou Madame de Merteuil.
Il est plaisant de lire le roman de Pierre Louÿs; à son époque, il eut beaucoup de succès,
il mériterait aujourd’hui, d’en retrouver.
Outre la splendeur du style et la haute maîtrise de l'ouvrage,
il accomplit le prodige de donner une leçon de femme à tous ceux qui prétendraient les connaître et les "posséder."
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir
16 personnes aiment ça.
Cori Celesti
Superbe article ma chère, merci à vous. Voilà qui étoffe encore davantage ma liste de romans à découvrir.
J'aime 25/11/19
Chère Méridienne, c'est sans doute un de vos textes les plus aboutis. L'ambivalence qu'il révèle est sans doute proche de la vôtre. Amitié.
J'aime 26/11/19
belle étude, en fait il m'apparait que la littérature érotique , d'une part très descriptive, voire fouillée apporte un grand PLUS à notre vocabulaire et une très belle possibilité de bien ou même mieux s'exprimer! maintenant dans le parler quotidien est-ce possible? Ne serait-on pas pris pour original?
J'aime 26/11/19
Condor
Bonsoir Méridienne! Merci beaucoup pour cette article, Pour cette découverte profonde! Je vous admire comme vous écrivez, je pense que vous êtes capable d'écrire votre roman qui aura un grand succès
J'aime 26/11/19
Condor
Merci beaucoup Méridienne! Très belle journée pour vous et l'inspiration pour une nouvelle créativité! Bisous
J'aime 27/11/19
insolence
Merci Méri, bises
J'aime 15/01/20